Depuis mon réveil, 14h, je suis excité comme une puce. Je ne tiens pas en place et j'avoue avoir arrêté de compter les cafés après le septième. Autant vous dire que je ne tiens pas en place. Ce soir, c'est mon tout premier concert à Londres, baby ! Cela fait plus de cinq ans que je ne suis pas remonté sur scène ! Mais aujourd'hui, c'est le grand come-back de Ryan Haggerty ! Merci à l'agent londonnien qui m'a trouvé ce bon plan ! Pour un nouveau départ dans une nouvelle ville, j'ai décidé de ne pas m'adresser à Nathan pour me dégoter un plan. J'ai besoin d'un nouveau départ, d'un oeil nouveau et surtout de quelqu'un d'honnête, pas de cette crevure qui m'a laissé en plan y a sept ans... J'ai donc du éplucher internet pour trouver un agent de musicien qui n'est pas trop débordé en ce moment. Pas facile à trouver, si vous voulez tout savoir. J'ai passé ma matinée au téléphone afin de trouver un contrat. Finalement, j'ai reussi à trouver un type, référencé à la dixième page sur Google. Cinq étoiles sur cinq, trois avis dont sa mère, sa soeur et lui-même. Tant pis, il fallait qu'il fasse l'affaire. Je n'avais pas trop le choix.

Je m'étais donc rendu à son agence, étant donné qu'il ne répondait pas à son téléphone. Pas facile à trouver, au fond de cette ruelle sombre et sa devanture tagguée de tout un tas de nom d'oiseaux que je ne pourrais pas répéter car Laura voulait que j'arrête les gros-mots, "au cas où on ait un projet enfant à venir, autant s'entraîner tout de suite". Gnagnagna, qu'est-ce qui m'a pris de me marier avec une bibliothécaire aussi ??? Dans l'agence dotée d'une seule pièce, l'atmosphère est austère. A peine éclairée, la pièce n'est pourvue que d'un seul bureau derrière lequel est un avachi un vieux monsieur croulant avachi dans un fauteuil miteux. Ce qui surprend le plus en entrant, c'est surtout l'odeur d'humidité et de tabac froid. N'importe quel être humain censé aurait fait demi-tour en courant et se serait enfui à grandes enjambées mais à vrai dire, je n'avais pas vraiment le choix. C'est soit ça ou... ben rien.

Bref, tout est ficelé et ce soir, c'est le grand soir ! Je suis dans le van direction le lieu de la fête. L'agent n'avait pas voulu me dire l'endroit exact, simplement que le chauffeur savait et c'était tout ce qui comptait. J'ai simplement pu voir sur le GPS que nous nous dirigeons vers "Cemetery Road". Mmmh, pourquoi pas. Drôle de nom pour une sale de concert mais après tout, j'ai déjà joué en Ecosse et bizarrement, ça s'est très bien passé. Bim, prenez ça dans les dents les écossais, ça me fait plaisir. Oui, mon sang irlandais m'empêche d'apprécier de près ou de loin tous les écossais et leur pays sombre et glacial. Arrivés sur place, avec plus de deux heures de retard (ma faute. Nous sommes passés devant un restaurant de burgers sur la route), mon chauffeur m'ouvre la porte du van. Le nez rivé sur mon téléphone, capuche sur la tête, je ne vois rien de l'environnement qui m'entoure. Tête baissée, casque sur les oreilles, je file vers le bungalow qui fait office de loge et je me prépare comme à mon habitude.

A ce moment, je ne me doute de rien. Après tout, si je paie un agent, c'est pour n'avoir rien à gérer. Moi, mon truc, c'est seulement d'arriver sur place et chanter. Basta. L'agent se charge de tout le reste. Malheureusement, ma nature de bisounours allait encore me jouer un tour ce soir. Ca m'apprendra à faire confiance à tout le monde et à voir le mal nul part. Laura dit que je suis naïf. Je préfère penser que je suis optimiste. Bref. J'enfile mon maillot des Seattle Supersonics et enfonce mon oreillette dans mon... oreille ! Tu croyais que j'allais la mettre où, coquin ? M'en tenant à mon rituel, je rentre sur la scène en marche arrière et entame ma première chanson dos à la foule. J'ai toujours commencé mes concerts ainsi pour la simple et bonne raison que si je vois la foule en arrivant, je me tétanise et mes jambes se mettent à danser le boogie-woogie. Dès lors, aucun son ne peut plus sortir de ma bouche.

Les yeux fermés, je chante les dernières notes de la ballade, a cappella. Je préfère commencer doucement pour monter crescendo tout au long du concert. Le dernier mot lâché, je me retourne et cri à la foule en délire: Bonsoiiiiiir Londres comment ça va ce soiiiiir ??? Je m'attends à une foule en délire, plein de filles au premier rang en train de crier et baver devant le beau, l'immense, le sompteux Ryan Haggerty, comme d'habitude. Je m'attends à recevoir quelques culottes et soutiens-gorge lancés sur la scène. Au lieu de ça, je me retrouve dans le noir total, avec pour seule spectatrice une silhouette sombre, le menton appuyé sur une pelle au mileu d'une centaine de tombes. Le décor parfait pour n'importe quel film d'horreur ! Le salaud, il m'a envoyé dans un cimetière !

Comment c'est possible d'avoir des oeillères à ce point ?? Je suis tellement dans mon monde, ça fait tellement longtemps que je ne me suis pas produit sur scène (genre 5 ans !) et je suis tellement excité que je me suis créé une bulle autour de moi. Une putain de bulle bien ronde et surtout bien opaque. Je suis dans un aquarium qu'on n'aurait jamais lavé ! Comment n'ai-je rien pu voir ? Bon, faut dire aussi que ça fait maintenant cinquante-deux jours, quatorze heures, trente-six minutes et vingt secondes que j'étais bloqué sur ce niveau de Candy Crush et que j'arrivais enfin au bout de ce foutu puzzle. Et ça, je n'en suis pas peu fier. Mais est-ce que tout ça en valait la peine ? Est-ce que tout ça valait l'humilitation que je viens de me taper ? Est-ce que ça valait le fait de m'être fait avoir par un agent miteux d'une agence miteuse ? Hmmm... Oui, peut-être. C'est vraiment chaud Candy Crush, vous vous rendez pas compte.

Toujours est-il que cette sombre femme se tient là, seule avec sa pelle. Encore un peu et je croirais que c'est ce même agent qui m'a entrainé dans un traquenard pour me faire évicérer par la mafia londonnienne. A coup sûr, elle n'est pas seule. Y'a tout un tas de gars derrière elle, cachés, n'attendant qu'une seule chose: son signal pouur m'attraper, me ligoter, me piquer mon fric et enfin me tuer. Et ça, ça n'a rien d'un hasard ! Le mois dernier, je retrouve enfin Nathan, après des années de recherches, et aujourd'hui, je me retrouve cerner par des tueurs à gages. Tiens, tiens, comme c'est étrange... Et soudain, le chemin se fait dans ma tête: l'agent miteux ! En fait, c'était Nathan déguisé ! Il s'était fait passer pour ce type pour organiser mon assassinat incognito ! Et cette fille était là avec sa pelle pour m'enterrer... Le p'tit batard !

Mais la gothique me sort de mon scénario hollywoodien en me faisant un quasi-compliment. Comment ça "pas la purge annoncée" ? Tu sais à qui tu parles là ? Je suis l'immense, le fantasque, le génial Ryan Haggerty ! Evidemment que ce n'est pas une purge ! Y a cinq ans, les gens se battaient pour m'avoir un concert privé ! Bon, depuis, beaucoup de choses ont changé, mais on n'y reviendra pas. Non merci. Mon égo n'y tient que moyennement... Puis je réalise quelque chose. "Mais attends ! J'suis sûr que... Je descends la marche de l'estrade et m'approche de ce sombre personnage. Je la regarde au plus près possible, me tenant à une longueur de pelle de sa personne. Ben oui, pas fou le gars. Je l'examine de haut en bas, sous tous les angles. Et les rouages finissent par s'emboîter. Ah ! J'en étais sûr ! Je me jette sur elle et lui tire sur la crinière: Enlève cette perruque Nathan ! Je sais que c'est toi ! C'est pas des faux cheveux et du maquillage qui vont m'avoir !  

OoOuuUuutchIiii ! Plié en deux, je ne vois que ses chaussures. Noires, comme le reste de son attirail de faucheuse et couvertes de terre, avec des petites étoiles qui dansent sur le dessus. A moins que ce soit devant mes yeux, les petites étoiles. Comment une femme aussi menue peut frapper aussi fort, bordel ? dis-je d'une petite voix fluette, à peine audible dans ce filet de paroles qui peinent à traverser mes dents serrées. Dans une tentative pour faire passer la douleur, et surtout dans l'espoir de faire redescendre mes joyeuses dans leur compartiment prévu à cet effet, j'effectue quelques sauts sur place. J'ai surement l'air parfaitement ridicule, mais pouvais-je l'être plus que ces cinq dernières minutes. J'en doute fort. 

Comment savoir si tu me mens ou non ? Si tu es Nathan et que tu t'es déguisé en cette femme pour passer incognito, tu dirais que tu n'es pas Nathan, afin de conserver ton identité secrète. Il en serait bien capable, ce saltinbanque. Pour en avoir le coeur net, une seule chose à faire: me placer à côté de cette personne. L'affaire sera vite pliée. Nathan mesurant presque dix centimètres de plus que moi, je serais vite fixé... A condition que j'arrive à me tenir droit comme un piquet parce qu'avec ce coup dans les balloches, je ne sais pas si je pourrais un jour me remettre au garde-à-vous. Que ce soit moi ou mon membre viril d'ailleurs. Je me fais violence et me poste à côté d'elle: pas de doute possible. Même avec les genous pliés, elle ne me dépasse pas. Bon, okay. Tu n'es pas Nathan. C'est  presquedommage, car tu aurais pu me dire où tu avais eu la colle pour fixer cette perruque sur ta tête.

Après m'être répandu en excuses, je ne peux m'empêcher de poser la question qui me pique le bout de la langue: Donc là, on est dans un vrai cimetière ? C'est pas un décor pour mettre l'artiste dans l'ambiance ? Genre... Y a vraiment des cadavres sous nos pieds ? Beuuurk. D'un seul coup, je suis beaucoup moins enjoué. C'est à peine si j'ose poser mes pieds par terre. Je recule de quelques pas afin de me retrouver sur la scène improvisée, histoire que mes pieds soient en contact avec autre chose que cette terre remplie d'asticots. Je m'assois sur le bord de la scène, les jambes dans le vide, que je balance nonchalamment, tel un enfançon en train de bouder. Alors tu crois que tout le monde s'est foutu de ma gueule ? Tout était pipeauté depuis le début ? Une larme roule sur ma joue, mais je ne sais pas si elle vient de ma tristesse ou de ma douleur aux bourses.

 

Une chose est sûre, elle n'y va pas de main morte celle-ci. Elle est cash, directe, n'y va pas par quatre chemins. Elle n'est pas fossoyeuse pour rien. Elle est en train de creuser ma tombe avant même ma mort. Si les mots étaient une arme, elle pourrait raser un pays entier rien qu'en ouvrant la bouche. De préférence l'Oklahoma, s'il vous plaît ! Je déteste l'Oklahoma, depuis qu'ils nous ont piqué notre équipe de basket en rachetant les Supersonics de Seattle ! Ils sont arrivés comme ça, en grands seigneurs, les mains dans les poches en mode "On est là, vous êtes sauvés !" mais pas du tout mec ! Rends-moi mon club ! J'aimerais bien ne pas devoir prendre l'avion si je veux voir un match à domicile, bordel ! Remarquez, une fois j'ai bien pris l'hélico pour aller manger au McDo deux rues derrière l'appartement alors qu'est-ce que quatre heures d'avion finalement ?

Je me tiens devant elle, tête baissée, les pieds se balançant dans le vide. J'accueille chacune de ses paroles comme une grande gifle dans la tronche. Et plus la joue est chaude et rougie, plus ça fait mal. Mais dans le fond, a t-elle complètement tort ? Ne suis-je pas un grand benêt égocentrique qui refuse tout simplement de grandir ? Est-ce vraiment un genre que je me donne ? A force de jouer ce rôle d'ado attardé, ne lui suis-je pas finalement resté ? Ou ne me suis-je pas convaincu de tout cela dans le seul but de fuir la réalité de la vie et de toutes les responsabilités que cela incombe ? Un grand homme à l'idendité secrète n'a t-il pas dit un jour: "Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités" ? Etre ou ne pas être, telle est la question sinusoïdale de l'anachorète. Oulalah mon vieux Ryan ! Tu t'égares dans tes pensées là ! Normalement, c'est Laura qui philosophe. Ton crédo (Telle est la voie) à toi, c'est les blagues et elle les phrases savantes ! .

Egaré dans ces profondes refléxions, je vois du coin de l'oeil qu'elle continue de me parler, de m'envoyer tout son fiel au visage. Mais je n'entends plus vraiment tout ce qu'elle me dit. Mon cerveau s'est mis en sécurité et ne peut plus enregistrer d'autres critiques. Mais la voyant ainsi debout avec ses cheveux noirs et sa pelle à la main, je ne peux m'empêcher de remarquer qu'elle est vraiment badass. J'aurai bien besoin d'une amie comme ça pour aller péter la gueule de Nathan. Je l'imagine déjà chier dans son froc en la voyant s'approcher. Et quand enfin vient le moment où elle finit de briser le peu d'estime de moi qu'il me restait jusqu'à cette rencontre fortuite, je prends enfin la parole à mon tour: Ok ok. J'crois que j'ai à peu près compris le message. Que ce soit le tiens ou celui de Nathan d'ailleurs. Tu as raison, il faut que je me reprenne en main, que j'aille de l'avant !

Finalement, cette rencontre pourrait bien être la plus belle chose qui me soit arrivée dans ma vie jusqu'à aujourd'hui. Après ma rencontre avec ma Laura, évidemment. A compter de ce jour, je serai le seul décisionnaire ! Je dois moi-même tracer le chemin qui doit être le mien et le suivre ! Et l'Undertaker qui se tenait face à moi ferait partie de ce grand projet. Elle pourrait être la première pierre de mon renouveau. Ecoute ! J'ai bien pris note de ce que tout ce que tu m'as dit. Et pour mener à bien mon projet, j'aurai besoin de toi ! J'y songe depuis un bon moment, et l'évidence est devant mes yeux: je dois réunir une équipe d'experts qui n'a pas travaillé ensemble depuis longtemps pour sauver le monde du méchant Nathan. Ca t'dit d'en faire partie ?