Quartier que tu affectionnes particulièrement, Chelsea est l'endroit idéal pour toi, pour te poser et commencer à réfléchir à ton prochain projet de robotique. Tu ne vas pas mentir, même si tu adores ton job, qui recèle de nouveautés ici à Londres, te retrouver ici, à l'endroit le plus coloré de la ville selon toi, avec juste le vent pour te tenir compagnie, bien que le froid soit aussi de la partie, ça t'aide à te concentrer. Dans un bureau, tu arrives plus ou moins à la même chose, mais changer d'air te fait bien plus de bien que tu ne voudrais l'admettre.

Avec ta petite trousse, tu commences à faire ton dessin sur les bases. Tu as beau être de ceux qui participent à l'élaboration et la conception des robots, tu préfères encore être en train de réaliser, les mains dans les cambouis. C'est peut-être pour ça que t'as eu ce besoin de faire loin des fiches techniques et de l'obscurité des murs du bureau, parce que cette partie ne fait clairement pas partie de tes préférées et que tu n'aimes pas ce côté-là de l'ingénierie.

L'air te cisaille un peu les joues, mais tu t'en fous. Plongée dans les traits, tu fais à peine gaffe au fait que, à proximité de la petite table extérieure du parc où tu t'es installée, tu ne sois plus vraiment seule. Les rires autour de toi n'arrivent même pas à tes oreilles tant tu es concentrée.

En vérité ? Heureusement que tu travailles sur du papier épais, qui risque peu. Car quand tu relèves les yeux, c'est parce qu'un brin de terre humide vient se loger sur ton papier. En cause ? Un skateboard, une figure qui ne semble pas forcément réussie mais qui risque d'encrasser un peu ton travail.

- Hé merde...

Ce matin-là, Owen arpentait les rues de Londres en quête de nouvelles idées pour son «commerce». Il commençait à s'ennuyer dans son business et voulait voir d'autres choses. La drogue et les prostituées, c'était bien sympa, mais on finissait vite par tourner en rond. Lassé de ce marché trop local à son goût, il avait des envies d'expansion, de se tourner vers quelque chose de plus palpitant, de plus grande échelle. Il avait entendu parler d'un type, qui connait un type, qui connait un type qui faisait passer des armes de contrebande. Il devait avouer que l'idée l'intéressait fortement et qu'il allait remuer ciel et terre afin de trouver le type en question.

Perdu dans ses pensées, il entendit une clameur qui le sortit de sa rêverie. Une douzaine de skateurs a l'air entraîné s'amusait à faire toute sorte de figures dans le skatepark. Cela n'était pas s'en lui rappeler son adolescence, lorsque lui-même se prenait pour Tony Hawk. La mélancolie prit le dessus sur la raison et sur un coup de tête, il s'en alla à la rencontre des skateurs. Salut les gars. Je m'appelle Owen. Un de vous me prêterait-il son skate par hasard ? Promis je ne l'abimerais pas. Les regards circonspects qu'il perçut entre eux ne lui échappèrent pas. Ils devaient le prendre pour un grand-père en quête de sensations fortes. Et ils avaient en partie raison.

Il obtint le prêt d'une planche et il se rendit vite compte que ses quinze ans étaient loin derrière lui. Le skate, ce n'était pas comme le vélo. Sans le pratiquer, il finissait vite par s'oublier. Les techniques les plus basiques ne furent pas un problème pour lui. Ollie, kickflip et backside revinrent sans grand problème. Mais se sentant pousser des ailes, il s'essaya à la rampe. Grand mal lui en a prit. Il prit tant de vitesse qu'il perdit le contrôle du skateboard. Pour stopper sa course infernale, il dut se diriger dans l'herbe et fit faire un grand dérapage à la planche, projetant quelques mottes de terre ça et là, dont une qui alla terminer sa course sur le dessin d'une jeune femme qui était assise là.

La mine furibonde de celle-ci indiqua à Owen qu'il allait passer un mauvais quart d'heure. Se confondant en excuse, il s'approcha d'elle: Ooooh ! Veuillez m'excuser ! Je... Je... Je suis vraiment navré. Comment puis-je rattraper tout ça ?

Toi qui rêves de t'échapper, en voilà une bonne raison de te raviser ! Comme tu t'y attends, le grain de ton papier imprime rapidement les traces de terre ; c'est pour cette raison que tu le choisis, parce que tu n'as pas la sensation de forcer sur ton crayon pour faire valoir tes traits. Tu soupires, un peu agacée. En d'autres circonstances, tu essaierais d'arrondir les angles, mais la vérité c'est qu'en ce moment tu es vite agacée de tout, surtout quand il s'agit du travaille.

Tout t'agace et tu as la sensation de ne pas arriver à ce que tu veux. Véritable comble quand on sait que tu as postulé dans l'entreprise dans laquelle tu travailles désormais pour te rapprocher de tes proches à Londres. Enola, bien entendu, puisque grandir loin de ta fratrie ne t'a pas aidée à les connaître comme tu voudrais et que tu en as un peu marre d'être loin de ta famille, ses filles, pour les mêmes raisons, et Aaron, ton meilleur ami. Pour autant, être près de tes proches ne suffit pas à chasser l'agacement que provoque ce quasi syndrome de la page blanche que tu as dans les bureaux et l'univers qui semble s'acharner à te faire haïr chaque situation dans laquelle tu te mets.

Ton soupir est loin d'être dissimulé, pourtant tu lèves les yeux vers le type en question sans trop d'animosité dans le regard, mais juste ce qu'il faut pour effacer toute envie de recommencer.

- C'est trop tard, que tu affirmes, davantage lasse qu'autre chose quand tu vois la couleur ancrée dans le papier. Nulle gomme ne saura effacer ça. Ça m'apprendra à vouloir prendre l'air. Cette fois-ci, tu le fusilles du regard. Tu as beau être un sang chaud, tu n'arrives pas à te mettre en colère face à ses excuses : tu es quand même un minimum compatissante de sa gêne. Puis c'est toi qui as choisi un tel lieu. En le voyant s'approcher de toi, cette fois-ci, tu t'écrie : Hé, hé, n'en rajoutez pas ! Tu n'as pas bien vu son mouvement et tu ne saurais pas dire si tu l'as bien saisi ou pas, mais t'as eu peur qu'il s'approche pour enlever les traces restantes quitte à étendre le tout.

Tes yeux se posent sur lui un instant et le détaillent de la tête aux pieds. Il a clairement pas la carrure du skateur, alors, clairement, tu te demandes par quelle folle lubie il s'y est essayé. Mais bon, l'habit ne fait pas forcément le moine non plus, et tu le vis au quotidien au travail. Ce qui te fait bien te garder de toute réflexion inappropriée.

 

Dans l’ingénierie tout est une question de calcul, et c'est peut-être ça qui te plaît le plus. Quand tu fais un dessin de conception, c'est aussi pour calculer les angles, mettre des formules mathématiques que tu détestais dans tes études supérieures et que tu résous pourtant facilement quand tu as les mains dans le cambouis. C'est peut-être pour ça que tu n'es pas la plus douée en tant qu'ingénieure. Mais devant ce type, ce badaud, puisque c'est désormais comme ça que tu le vois, difficile de ne pas grincer très fort des dents.

Tu vois bien sa tentative d'arrondir les angles mais ça ne te passe pas par la tête d'être suffisamment sympa pour le laisser faire. Tu lui lances un regard plus menaçant encore que le précédent.

- Une gomme ! Mais bien sûr ! Théâtralement, tu frappes ton front comme un facepalm pour signifier à quel point tu peux être bête. J'aurais dû y penser. C'est tellement pas ce qu'on pense quand on DESSINE, dis-tu avec beaucoup d'ironie. La bonne gomme. Le bon papier. Ouais, c'est ça. Déjà ton crayon n'est pas fait pour gommer autre chose que du crayon et ensuite, ton papier n'est pas non plus fait pour absorber un autre type de matière. Alors, bon. N'essayez pas de m'apprendre mon travail, je sais encore me servir d'une gomme, merci bien.

Toi ? Sympathique ? D'ordinaire, oui. Mais pas là alors que la concentration n'est pas là, alors que t'as dû aller dehors, alors que ce n'était rien d'autre qu'une putain de mauvaise idée. Une nouvelle fois, tu esquisses un mouvement en arrière.

- BACK OFF, j'ai dit ! Ça vous a peut-être échappé, mais ce n'est pas vraiment une oeuvre de Picasso. On parle d'un dessin technique. Non, une tâche de terre ne peut pas former un petit arc de cercle pour former le London Eye. Oui, un engrenage pour un oeil comme le votre ça ressemble à une putain d'attraction, mais c'est pas de ça dont on parle. Sans perdre une seule fois ton sang froid, voilà pas que tu lui as parlé avec le plus grand des mépris et des dédains. Pas vraiment un mouvement digne de Mareva Lambert Simmons, mais quand bien même. Tu soupires à t'en fendre l'âme. T'en prendre à lui n'est pas la solution. Mais excepté lui taper la main quand il te montre quelque chose, mouvement qu'avait ta grand-mère chaque fois que tu jouais les curieuse, ce qui ne servirait absolument à rien, tu ne vois pas quoi faire d'autre. Comme si ça me cassait pas assez la tête tout ça.

 

Tu n’es pas la plus calme mais tu essaies de ne pas lui sauter à la gorge malgré tout. Il est question de ton travail, c’est vrai, mais tu es ici la seule fautive de cette incident, même si c’est lui qui en est responsable. En venant faire tes dessins de conception ici, loin d’un bureau avec ta règle et ton compas, tu aurais dû t’attendre à ce genre d’incident très clairement.

Tu le regardes de travers, sans vraiment te priver de le fusiller un peu plus du regard, ta marque de fabrique quand quelque chose ne va pas. Tu n’es pas vraiment la personne la plus appréciable qui soit, Mari, et tu sais très bien que tu peux être pire que ça encore. Pour autant, le pauvre n’a pas non plus mérité toute cette haine. Enfin, pas la totalité, quoi.

- Vous êtes en train de me faire un remake d’un film à l’eau de rose là ? J’espère que non, parce que je crois pas ni au destin ni à autre chose. Mon dessin est foutu et si le destin est responsable de ça - en dehors de vous et de votre maladresse - c’est pas pour le refaire. Vous n’imaginez même pas combien d’heure ça représente, tout ça. Alors, non, le destin qui veut me faire refaire une perte de temps colossale, je n’y crois pas une seule seconde.

Bon t’es un peu harsh, mais quand même. Et puis en quoi le destin l’aurait mis sur ta voie ? Putain voilà pas que t’as plus de questions, comme ça t’énerve ! Tu le regardes avec un peu moins de méchanceté cela dit.

- Non, en effet, ça ne servirait à rien. Mais je n’y crois pas plus que trois secondes auparavant, de mon côté.

… et finalement tu le fusilles de plus belle du regard.

- Vous avez un sacré culot quand même. Vous vous seriez abstenu de faire votre petit numéro, y aurait rien à recommencer. Alors plutôt que me sortir une histoire de puissance supérieure pour me faire recommencer de zéro, vous pourriez au moins avoir la décence de ne pas m'imposer ce genre de discours complètement aberrant.

 

Tu restes coïte devant sa réaction. Certes tu n'es pas tout sourire, mais tu as gardé ton ton correct malgré l'agacement et l'énervement visibles dans chaque parcelle de ton corps. En revanche, non, tu n'as pas envie d'entendre parler de ses inepties de destin pour dédramatiser une situation dont la fatalité te dépite plus qu'autre chose. Mais finalement, il n'est question que de ça, de fatalité. Alors tu comprends pas. Pour quelle raison n'as-tu déjà pas tourné tes talons après t'être jurée de maudire tout son arbre généalogique pour les trois-cent cinquante prochaines années ? Déjà parce que maudire ici n'aurait servi qu'à cracher plus de froideur, mais bon.

- Hé, c'est pas la peine de vous énerver. Que vous soyez désolé ou non, le résultat est le même et il n'y a pas de solution, peu importe que vous vous agaciez aussi ou non, c'est un fait. T'es un chouïa vexée. Toi, coincée ? T'es peut-être pas une Donna Juana, si toutefois ça se féminise ce terme de merde, mais t'es loin d'être une meuf coincée, au contraire. Je ne vous connais pas, je ne vois pas quoi en quoi accepter ou refuser vos excuses va changer votre vie. Cependant, vous ne me connaissez pas non plus, alors vos présomptions sur ma personnalité et ma vie, je vous prierai de les garder pour vous ou de vous étouffer avec, si ça vous chante, mais de ne pas jouer les petits détectives quand vous êtes aussi doué dans ce domaine qu'en skateboard, je vous remercie. Et pendant tout ce temps, si lui te hurle au visage, toi tu gardes ton ton maîtrisé malgré l'énervement clair qui se lit sur ton visage et s'entend dans tes mots, prononcés, pour certains, les dents serrées.

 

Tu fulmines. Quand il te parle comme il le fait, tu ne peux pas t'empêcher de te poser la question de savoir s'il est con ou s'il le fait exprès. Dans ta tête, certes, mais s'il s'est déjà servi de sa tête, il sait que rien n'est figé dans celle-ci et là t'en avais besoin, sinon t'aurais rien posé sur papier. Ah, ces abrutis qui croient mieux que les autres comment faire le boulot des autres. Putain, ce que ça te soule, en fait. Et plus encore, sa manie de te parler comme si vous étiez potes, là. Ça ne tiendrait qu'à ton humeur, tu lui foutrait ton poing dans sa gueule, au lieu de quoi tu serres les dents un peu plus fort. Heureusement que ce ne sont pas des tiges de métal sur l'une de tes gencives, sinon tu n'aurais actuellement plus de mâchoire.

- Ça vous échappe peut-être parce que le bon sens ne fait pas partie de votre vocabulaire, mais c'est pas en étant aussi con que vous qu'on se fait des amis, sale type. Sur ce, tu te lèves, rassemble tes affaires et relève ta tête vers lui. Quant au reste, étouffez vous dans votre chantilly, votre merde ou peu m'importe, tant que vous vous étouffez. Et sans réfléchir, tu avances, le bousculant de l'épaule en y allant le plus fort possible pour lui faire mal ou du moins le désarçonner. Les gens qui s'amusent à te juger sans connaître ne serait-ce qu'une once de ta vie ou de ce qu'il y a dans ta tête et qui se font des vérités sur un ressenti, ça te fait suer très fort.

 

Très honnêtement ? Tu aurais pensé que les signaux étaient clairs : tu avais hâte que cette discussion soit terminée. Plus encore, tu voudrais être en mesure de t'isoler et presque de pleurer. Réaction démesurée, c'est un fait, mais le trop plein que tu peux ressentir quant à la pression au travail est ce qui t'a fait déborder. Et, pourtant, Londres est un véritable renouveau pour toi, un souffle frais. Sauf que tout recommencer dans une ville que tu as connue une décennie plus tôt et dans laquelle tu n'as jamais su trouver tes marques malgré ton frère et ta soeur, malgré ton meilleur ami... ouais, ça heurte.

Tu pinces les lèvres, mais son insistance a au moins un avantage : en trouvant ton signe astrologique - du troisième coup, certes, mais quand même - il t'amuse. Le sourire loin des lèvres, tes yeux se chargent de le faire voir. Tu le regardes un instant avant de prendre le temps d'inspirer très profondément et de lui répondre, l'air de ne pas y toucher, le ton loin d'être teinté du même amusement qui reluit dans tes yeux.

- Tu lâches pas l'affaire toi, hein ? Psss... Allez, tu sais quoi ? Je te laisse le bénéfice du doute : pourquoi pas. Tu marques une pause et le regarde en faisant naître ton premier vrai sourire à son égard. Et ouais, je suis bélier. Non pas que je crois à toutes ces conneries d'astrologie, mais t'as eu de la chance, c'est tout. Tu y crois un peu, mais pas au point de regarder ton horoscope ni tout ça, loin de là. Juste assez pour t'amuser de ce que ton thème astral a de vrai dans ton caractère et a de faux, c'est tout.