Ce chemin était si familier à Ella qu'elle aurait pu le parcourir les yeux fermés, tant de fois l'avait-elle emprunté. Pourtant, quelque part, elle regrettait d'avoir dû l'apprendre si jeune, et surtout de devoir le suivre aussi souvent. Comme à son habitude, elle s'était arrêtée devant son fleuriste préféré pour choisir le plus joli bouquet parmi ceux exposés, avant de le payer et de reprendre son chemin. C'était un quartier plutôt tranquille, et Ella préférait cela ; c'était plus reposant. Au début, elle avait eu du mal à venir ici, à franchir ces grilles qui changeaient tellement l'ambiance dès qu'on pénétrait dans l'enceinte du cimetière.

Le cimetière... Un endroit où elle n'avait jamais imaginé se rendre avant de longues années... Et pourtant, le malheur et les accidents ne touchaient pas que les autres : sa famille, elle, n'avait clairement pas été épargnée. Le temps avait passé depuis la visite avec sa famille pour pleurer la perte de Mila, lorsqu'elle avait dix-sept ans. Aujourd'hui, elle en avait vingt-neuf, mais la douleur était toujours là. Ce ressenti, cette douleur, ce vide qu'elle éprouvait étaient inexplicables ; même son pire ennemi ne mériterait pas de vivre cela.

Arrivée à l'endroit où sa sœur reposait, Ella lui rendait hommage à sa manière, en débarrassant sa tombe des feuilles et autres débris que la nature y déposait, ces choses volantes qui venaient se poser sur la pierre. Comme à chaque visite, elle changeait les fleurs, jetait les anciennes et s'arrangeait toujours pour que tout soit disposé de façon harmonieuse. Elle le méritait ; Ella avait toujours veillé à ce qu'elle repose dans un endroit qui la représentait.

La famille, c'était un sujet assez chaotique. Hier encore, elle avait refusé l'appel de sa mère, qui lui avait laissé un message vocal après avoir consommé de l'alcool. Secrètement, elle espérait que son frère ne finisse pas aussi mal en point qu'elle. La mort pouvait détruire une famille, mais l'alcool le pouvait aussi. Détruit, c'est ce qui représentait le mieux la famille Clarke depuis ce jour où tout avait changé. Installée auprès de sa jumelle, elle se mit à lui parler, lui donnant des nouvelles d'elle et de ses proches. Sincèrement, elle ignorait s'ils venaient se recueillir... Tournant la tête en entendant du bruit, Ella remarqua au loin une silhouette qui marchait dans sa direction. Plus la silhouette s'approchait, plus Ella pouvait distinguer de qui il s'agissait. Elle se leva, se frottant les mains l'une contre l'autre pour en retirer la saleté avant de regarder sa petite sœur.

- Je... Je libère la place. Elle lui adressa un sourire, quelque part contente de voir qu'on n'oubliait pas Mila. Ella s'apprêtait alors à libérer la place.

Ces derniers temps, Amalya se sentait un peu plus anxieuse. C’était une grosse période à l’université avec la fin des cours qui approchaient et elle avait de la difficulté à trouver un équilibre entre les études, le travail et sa vie personnelle. Elle désirait exceller dans toutes ces sphères, mais clairement, elle commençait à manquer de temps. Elle consommait de plus en plus de psychostimulant pour tenter de garder son esprit concentré, mais elle savait que ça jouait également sur son anxiété de performance. Elle devrait trouver un moment pour se poser un peu avant d’éclater sous la pression qu’elle se mettait elle-même. Parce qu’il fallait qu’elle se l’avoue, la seule et unique coupable c’était elle. Ses parents n’avaient rien à foutre de sa réussite dans sa vie privée. Ça ne surprendrait même pas Maly si son père lui annonçait qu’il ne savait pas dans quelle branche d’étude elle s’était dirigée. Elle voulait toutefois leur prouver qu’elle était capable d’arriver à quelque chose, que ce n’était pas parce que la famille avait éclatée et qu’elle avait été brisée par tous les événements malheureux qui leur étaient arrivés ainsi que le rejet qu’elle avait ressenti de chaque membre de sa famille même si ceux qui l’avait vraiment abandonné était sans aucun doute ses parents. Elle avait donc décidé à la fin de ses cours, cet après-midi-là, d’aller rendre visite à Mila au cimetière. Pour une raison ou une autre, elle se sentait bien assise au pied de la tombe de sa soeur. Adolescente, elle avait longtemps été en colère contre elle de les avoir abandonnés, d’avoir fait exploser leur famille. Dans la tête de la petite Amalya de onze ans, Mila avait été imprudente et si elle avait regardé avant de traverser la rue, ils seraient encore une famille aimante, unie et heureuse. Elle avait cependant compris autour de ses dix-huit ans qu’au final, le deuil était propre à chacun et que ce n’était pas contre sa défunte soeur qu’elle devait être en colère, mais plus contre sa mère, son père, Olive, Ella et Julian de ne pas avoir su se reconstruire doucement et d’avoir laisser l’accident tout détruire. Depuis ce temps, le cimetière était devenu synonyme de calme pour elle. Elle aimait bien venir raconter à sa soeur ce qui se passait dans sa vie, ses émotions tant négatives que positives. C’était probablement sa plus grande confidente. C’était aussi efficace qu’un journal intime, mais elle n’avait pas à avoir peur que quelqu’un lise son cahier. Avant d'arriver au cimetière, elle était passée chez elle se faire un thermos de london fog. C’était son thé préféré et elle avait souvenir d’en avoir partagé plusieures tasses avec Mila à l’époque où le thé noir était plus ou moins recommandé pour la jeune fille qu’elle était.
Arrivée à l’allée où sa soeur était enterrée, elle crut voir une silhouette au loin. Plus elle approchait de sa destination, plus elle reconnaissait la personne qui se trouvait exactement où elle se rendait : Ella. Ça faisait longtemps que les deux femmes s’étaient retrouvées face à face. Arrivée près d’elle, Maly n’avait pas encore décidé si elle retournait chez elle ou si elle profitait de cette coïncidence pour passer un moment avec son aînée. Elle regarde Ella secouer ses vêtements sans dire un mot. ”Je... Je libère la place.” Le sourire que sa soeur lui fit réchauffa immédiatement son coeur. Même si ça faisait longtemps qu’elle l’avait vu, il lui était familier et lui faisait du bien. Les lèvres d’Amalya s’étirèrent elle-même en un sourire discret, mais présent. ”J’ai apporté trop de thé, si tu veux tu peux rester.” Amalya posa son sac à dos au sol et en sortit une couverture qu’elle déposa au sol. Il était hors de question qu’elle salisse ses vêtements de terre et de gazon. Elle s’assit et sortit son thermos. ”J’ai n’ai pas de tasse par contre. Ça t’ennuie de boire directement dans mon thermos ?” Maly avait opté de faire comme si ça ne faisait pas des semaines qu’elle avait vu Ella. C’était moins difficile comme ça.

À aucun moment, Ella n'avait prévu de croiser quelqu'un de sa famille ici. Elle n'avait jamais rencontré personne auparavant, alors pourquoi aujourd'hui était-ce le cas ? Malgré tout, elle était quelque part contente de savoir que sa petite sœur venait encore ici. Ella s'apprêtait à partir lorsque sa sœur lui proposa de rester avec elle. En toute franchise, elle garda le silence pendant de longues secondes avant d'adresser un sourire à sa cadette. Non, ce n'est pas un problème, ne t'en fais pas. Merci de ta proposition, dit-elle en s'installant sur la couverture qu'Amalya venait de déplier. Elle la regarda silencieusement. C'était toujours étrange pour elle d'être face à un membre de sa famille... Elle avait un peu de mal à l'expliquer.

Comment tu vas ? Avait-elle demandé en la regardant, réfléchissant un peu à sa question. Elle se demandait pourquoi Amalya posait cette question, surtout ici, devant la tombe de leur sœur, avec une situation familiale aussi chaotique ? Les Clarke formaient vraiment une famille... particulière. Drames et chaos semblaient être leurs maîtres mots, ceux qui décrivaient le mieux leur situation. Le drame familial avait causé tant de torts, à tel point que même leur mère était à deux doigts de devenir folle. Désormais, lorsque Ella voyait le mot "Mère" s'afficher sur son téléphone pour manifester un appel, elle ne décrochait plus. Bref... Sa question était sincère, elle voulait savoir comment allait Amalya.

Je suis désolé pour... Mon accueil, c'est juste que je ne m'attendais pas à croiser quelqu'un en venant ici. Disait-elle, jouant avec ses doigts nerveusement, se mordant la joue intérieurement. Ella comprenait ce qui la perturbait à l'idée de croiser le regard de ses proches ; elle avait peur de leur causer de la peine. Pourquoi ? Parce que lorsqu'ils la regardaient, ils devaient voir sa sœur jumelle qui était partie beaucoup trop tôt. Elle releva finalement la tête. Je suis contente de te voir, ne penses pas l'inverse...

Lorsqu’elle demanda à Ella si elle voulait rester avec elle pour partager un moment entre soeur, Amalya sentit une hésitation. Elle sentit un pincement directement dans sa poitrine à l’idée que sa soeur aînée refuse de passer du temps avec elle. Elle se rendit compte qu’elle prendrait un refus difficilement, qu’encore une fois, elle prendrait cette réponse négative comme un rejet venant d’Ella. Elle avait de la difficulté à se défaire de cette blessure et se rendre compte que ça l’affectait à ce point alors qu’elle proclamait haut et fort qu’elle était autonome et qu’elle n’avait besoin de personne lui faisait mal. ”Non, ce n'est pas un problème, ne t'en fais pas. Merci de ta proposition.” Maly réalisa à ce moment qu’elle retenait son souffle. Son visage, qui était devenu un peu plus fermé, laissa paraître un sourire. Avoir Ella assise près d’elle à côté de la tombe de Mila lui faisait bizarre. Ça faisait longtemps qu’elles avaient été toutes les trois ensemble. Parce que oui, même s’il y en avait une de décédé, Amalya ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’elle était avec elles. La plus jeune des Clarke attrapa son thermos de thé et en prit une grosse gorgée. Elle le tendit par la suite à sa soeur. ”C’est un london fog. J’ai mis suffisamment de lait pour qu’il soit à la température idéale pour être bu.” Ce n’était pas surprenant lorsque l’on connaissait assez Amalya pour savoir qu’elle était perfectionniste et que chaque geste qu’elle faisait était calculé. Ce n’était pas seulement pour bien paraître qu’elle le faisait, mais bien parce que c’était dans sa deuxième nature. Elle avait tellement voulu être parfaite adolescente pour rendre les membres de sa famille fiers sans aucun retour que c’était maintenant une partie intégrante de son caractère.
Comment tu vas ? Maly réfléchit quelques instants. Est-ce qu’elle répondait franchement qu’elle était épuisée, anxieuse et qu’elle pensait devenir folle entre ses obligations ou bien elle tentait de faire une bonne figure pour qu’Ella pense qu’elle était en pleine possession de ses moyens ? Elle opta pour une demi-vérité. Après tout, elle n’était pas suffisamment proche de son aînée pour tout dévoiler sur elle. ”Fatiguée dernièrement entre les travaux de fin d’année à l’école et mon boulot. Mais je vais passer au travers. La fin approche.” Et elle avait un bon vendeur de neurostimulant qui lui fournissait ce qu’elle avait besoin sans trop de délais. Elle allait toutefois pas révéler ça à sa soeur comme ça, devant la tombe de Mila. ”Et toi ? Comment tu vas ?” Elle riva les yeux dans ceux de sa soeur lorsqu’elle posa sa question. Elle voulait sincèrement savoir comment elle se portait. Si elle avait opté pour la demi-vérité, elle espérait qu’Ella ne ferait pas de même et qu’elle serait sincère avec elle. ”Je suis désolé pour... Mon accueil, c'est juste que je ne m'attendais pas à croiser quelqu'un en venant ici. Je suis contente de te voir, ne penses pas l'inverse…” Sa soeur était nerveuse. Ça se ressentait à des kilomètres à la ronde et Amalya ne comprenait pas pourquoi. Tout ce que cette dernière souhaitait c’est de nouer des liens avec sa famille malgré les différences de caractère, leurs difficultés, leurs disputes… ”Je ne m’y attendais pas non plus. Après toutes ces années à venir ici, je n’ai jamais croisé personne.” Tellement qu’elle était convaincue qu’elle était la seule à rendre visite à Mila. Elle était quand même soulagée que ce n’était pas le cas, même si elle était plutôt sûre qu’elles devaient être les deux seules à mettre les pieds au cimetière. ”J’sais qu’on ne se voit pas souvent, mais je peux savoir pourquoi tu as l’air si nerveuse ? C’est juste moi.” Maly savait que son honnêteté pouvait être déconcertante, mais elle aimait mieux être directe et savoir à quoi s’en tenir pour ne pas être déçue. Si sa présence mettait son aînée dans tous ses états, elle préférait ne pas étirer son calvaire et quitter.